Le
dualisme dont Descartes(1) porterait l'entière responsabilité hante
encore au XXIe siècle les traités de psychosomatique (2) et de
neurosciences
(3).
Tout se passe comme si le philosophe avait bâti un mur
infranchissable entre l'âme et le corps en leur attribuant une
substance radicalement différente. L'âme est immortelle et le corps
une machine pourvue de données spatio-temporelles. Descartes avait
pourtant balayé d'un revers de bon sens une scholastique en faillite
- selon la formule de Louis Rougier (4) - après cinq siècles de
recherche d'une hypothétique union de la foi catholique et de la
philosophie d'Aristote. Et il aurait créé un problème du même
ordre : une irréductible dichotomie ! A moins de mettre tout par
terre et de tenter de penser l'unité de l'homme autrement, le
dualisme cartésien ainsi résumé ne permet aucune réconciliation.
Ni philosophique, ni neurobiologique, ni psychosomatique.
Dans
ces trois conceptions de la dualité de l'homme, le corps
s'appréhende toujours comme de la matière. En revanche, l'âme se
confond avec l'esprit et une pensée réduite à la pensée
rationnelle.
Cela n'en facilite pas la compréhension. Pourtant, Descartes, grâce
à une introspection génialement conduite, a décrit un
fonctionnement cognitif à la fois bien plus riche et bien plus
proche des découvertes neurobiologiques que ne le soutenait Antonio
Damasio (5). Malgré tout, l'âme immortelle logée dans la glande
pituitaire où circulent les esprits animaux portant l'information
dans tous les recoins du corps (2-3) reste un poncif d'actualité.
Les
traités de cardiologie, eux, ne citent plus depuis bien longtemps
les gouttes de sang capables de manœuvrer les valves cardiaques ou
le réchauffement du sang par le cœur. Bien évidemment, Descartes a
expliqué avec une imagination liée à sa culture ce qu'il ne
pouvait ni voir ni expérimenter avec les moyens de son temps ;
comme tout chercheur-théoricien à toute époque et bien qu'il se
méfiât de son imagination plus galopante encore que les esprits
animaux. Dans le Discours
de la méthode
de 1637, il intègre difficilement la découverte de la circulation
sanguine par Harvey en 1629.
Il peine à imaginer le passage du sang dans le cœur, parce que son
savoir anatomique découle d'expériences de dissection sur des
animaux saignés dont les artères sont vides.
Les
déductions du Descartes de 1637 restent
fondamentalement appuyées aux connaissances et à la façon de lire
le monde de son siècle. Son discernement dépend de sa culture même
s'il pense faire table rase de celle-ci pour lui préférer la
lumière naturelle du bon sens. Bien que cela se comprenne
parfaitement pour le fonctionnement cardiovasculaire, ou pour ses
déductions issues de la génération spontanée des rats, des
mouches et des sauterelles, les esprits animaux, eux, galopent
toujours. La pensée de Descartes reste généralement réduite à
cette séparation drastique du corps et de l'âme, comme
si cette impasse métaphysique convenait à la pensée occidentale
depuis le XVIIe siècle.
Le
psychosomaticien Sami-Ali et le neurobiologiste Jean Delacourt
reprochent tous les deux la même chose à Descartes. Il a séparé
l'âme et le corps en en faisant deux substances irréconciliables.
Depuis, d'autres philosophes Malebranche, Leibniz, Spinoza ont
cherché, chacun à sa manière, à résoudre cette dichotomie au
lieu de la remettre en cause [(2) p.27]. En revanche, aujourd'hui, la
psychologie « mentaliste » héritière du cartésianisme,
considère les états mentaux irréductibles aux états d'un corps
appartenant à une autre réalité [(3) p.15], alors que la médecine
« organiciste » appréhende les états du corps
indépendamment de la réalité mentale. La cause d'un état du
corps est un autre état du corps. La raison d'un état mental est un
autre état mental. Expliquer l'interaction de deux substances aussi
radicalement différentes se complique de plus en plus avec l'avancée
des connaissances de chaque camp [(3) p.15]. La séparation de
l'esprit et du corps s'entérine tous les jours dans la culture, dans
les sciences et dans les prises en charge thérapeutiques. Descartes
a détruit une unité impossible à restaurer à moins de faire appel
à Dieu comme garant de la relation âme-corps, ce qui, comme disent
à juste titre, Jean Delacourt et Sami-Ali, n'est évidemment pas une
réponse satisfaisante.
En
1628, dans les Règles
pour la direction de l'esprit, Descartes
défend toutes les facultés de l'homme, « l'entendement »
évidemment, mais aussi les sens, l'imagination, l'intuition et la
mémoire. Croire en Dieu est alors un acte de volonté et la sagacité
humaine, grâce à une bonne méthode intuition-déduction inspirée
de la clarté mathématique, viendra à bout de la connaissance du
monde. En 1637, dans le Discours
de la méthode, il
commence par poser les bases de sa métaphysique. Il feint n'avoir
aucun corps et qu'il n'y ait aucun monde. Il peut douter de tout mais
pas de penser qu'il doute. « Je pense donc je suis ».
L'âme est immortelle. Dieu existe. Ensuite seulement, la méthode
ouvre la porte à la liberté scientifique.
Entre
la rédaction des Règles
en 1628, non publiées, et la publication du Discours
en 1637, il y a eu la condamnation de Galilée (1633). Non seulement
le savant italien défendait l'héliocentrisme copernicien pourtant
mis à l'index en 1616, mais il y ajoutait le mouvement de la terre.
Ces thèses contraires à la physique « naturelle »
d'Aristote contredisaient aussi l'interprétation des Écritures.
Galilée est condamné à la prison à vie et ses écrits rejoignent
ceux de Copernic, à l'index. Ils y resteront encore un peu plus de
cent ans. Ce n'est qu'en 1992 que Jean-Paul II admettra la mauvaise
interprétation des Écritures par les théologiens de l'époque. Cela
montre la puissance d'un dogme et de son bras armé, l'Inquisition.
Au
XVIIe siècle, en Europe, on ne peut pas penser en dehors de Dieu,
pas plus chez les protestants que chez les catholiques, sous peine de
finir sur le bûcher comme Giordano Bruno, excommunié par tous les
partis. Le problème n'est pas d'être obligé de recourir à Dieu
pour se sortir des contradictions, le problème est de s'autoriser à
penser sans lui, à l'écrire et à le publier. Le Deus
ex machina,
Dieu, préexiste à la pensée de Descartes non pas comme une entité
responsable de l'existence du monde extérieur, de l'âme, du corps
et de leur union, mais comme une évidence historico-socioculturelle.
L'athée n'a pas droit à l'existence. Pour Descartes, le problème
théorique n'est pas « Que fais-je du corps ? » Au
quotidien, l'unité humaine de l'âme et du corps ne lui pose pas
question. Descartes vit en bonne intelligence avec son corps et son
imaginaire. Il est attentif à lui-même. Son introspection et sa
qualité d'expression nous le montrent. Non, le problème de
Descartes, comme de Malebranche, de Spinoza et de Leibniz, c'est :
« Que fais-je de Dieu que je ne peux pas escamoter ? ».
La preuve de l'existence de Dieu ne sert pas à sortir de
l'impasse d'une pensée incapable d'appréhender la réalité de
l'unité de l'être humain. La preuve de l'existence de Dieu et de
son corollaire l'immortalité de l'âme, est l'impasse qui préexiste
à la pensée de l'époque.
Pour
protéger sa physique et sa méthode, Descartes avance masqué comme
il le dit lui-même et avec une certaine ironie comme dit Fernand
Hallyn (6). Commencer par la métaphysique lui évitera peut-être
les condamnations malgré les accusations inspirées par ses textes.
C'est pourquoi, en 1634, après la condamnation de Galilée et bien
que le décret ne paraisse pas en France, Descartes renonce à la
publication de son Traité
du monde et de la lumière
défendant l'héliocentrisme. Trois ans plus tard, sort en français
le Discours
de la méthode inauguré
par une métaphysique qui, afin de prouver l'immortalité de l'âme
et l'existence de Dieu, diviserait pour trois siècles l'étude
scientifique de l'homme.
Tant
que l'Église a eu le pouvoir sur la réalité des découvertes, on
peut comprendre que les philosophes et les scientifiques continuèrent
de parler de corps et d'âme. Cette dernière appartient à
l'immortalité, à Dieu et donc à la croyance de chacun. En
revanche, à l'époque contemporaine, a fortiori au XXIe siècle et
pour ce qui concerne la psychosomatique, il faudrait peut-être parler
d'esprit ou de conscience, utiliser un mot qui n'appartienne ni à la religion ni à
la philosophie mais à la science et dépasser les questions
métaphysiques. C'est-à-dire penser sans ces dernières.
Descartes, plus libre dans ses lettres et ses entretiens que dans ses publications,
enjoint Elisabeth en 1643 et Burman en 1648, d'abandonner ce questionnement. « Il
est nécessaire d'avoir compris une
fois en sa vie
les principes métaphysiques qui nous font connaître Dieu et notre
âme », connaissance qui relève de l'entendement pur, pour se
consacrer ensuite à la science où l'entendement agit avec les sens
et l'imagination. Sous-entendu, ne perdez plus de temps avec la
métaphysique, occupez-vous de comprendre le monde!
Tout
au long des siècles, Descartes a été utilisé à chaque étape de
l'évolution de la pensée occidentale. L'héritage de cette pensée
réduite se traduit par la récurrence d'un raisonnement usé jusqu'à
la corde qui ne rend ni hommage à l'homme pour ce qu'il a ouvert
dans les esprits, ni justice aux avancées réelles des connaissances
de la conscience. La pensée tourne en rond dans une impasse dont le
propre est de ne pas pouvoir être résolue. Comme dit Descartes à
Elisabeth : « Il
est impossible à celui qui a bien médité sur la séparation de
l'âme et du corps de concevoir leur union. Il faudrait voir en une
chose ce qui a été compris en deux, et « cela se contrarie ».
C'est en comprenant comment et pourquoi Descartes l'a construite que
l'on peut dissoudre cette problématique et repartir sur d'autres
bases.
- Descartes René, Œuvres et lettres, Gallimard, Paris, 1953.
- Sami-Ali, Penser l'unité. La psychosomatique relationnelle, L'esprit du temps, 2011
- Delacour Jean, Conscience et cerveau. La nouvelle frontière des neurosciences, De Boeck Université, Bruxelles, 2001.
- Rougier Louis, Histoire d'une faillite, la scholastique, 1962.
- Damasio Antonio, L'erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob, Paris, 1994.
- Hallyn Fernand, Descartes : dissimulation et ironie, Droz, Genève, 2006.